Montre de courtoisie, montre de prêt, montre atelier ou encore montre de service… Derrière toutes ces formules se cache une pratique à laquelle on est peu habitué dans l’univers horloger, mais qui ne nous est pas complètement étrangère dans d’autres domaines. En effet, il est assez classique que votre garagiste vous prête un véhicule de courtoisie afin de vous déplacer. Le temps de faire l’entretien de votre voiture, cela vous évite d’être sur le carreau. 

Pourquoi faire de même pour une montre ? Bien qu’automobile et horlogerie aient de nombreux points communs, la nécessité d’avoir l’heure à son poignet (surtout aujourd’hui) n’apparaît pas aussi vitale que celle de devoir faire sa migration pendulaire quotidienne. Ce type de service devient encore plus  surprenant lorsque qu’on apprend qu’il est né tout en haut de la pyramide horlogère, où le client moyen possède bien plus qu’une montre dans sa collection, et peut donc en changer le temps des réparations. Le phénomène de la « montre de prêt » a engendré un petit nombre de pièces rarissimes qui refont surface de temps en temps lors de ventes aux enchères. Il a aussi permis à certaines collections entières de voir le jour. 

Retour chronologique sur un service dont les vestiges font toujours vibrer les amateurs de curiosités horlogères. 

Une montre de courtoisie, est-ce vraiment une bonne idée ? 

Avant de commencer, il faut quand même expliquer pourquoi un tel service n’existe pratiquement plus aujourd’hui. Proposer une montre de remplacement est quand même plutôt agréable : on repart de la boutique avec une « nouvelle » montre estampillée de la même marque que celle qu’on vient de déposer, sans avoir à payer autre chose que le service ! Du point de vue des marques, cela permet de faire tester de nouvelles innovations aux clients et peut éventuellement être la première étape d’une future vente. Même sans vendre, la montre de service occupe un poignet qu’il serait dommage de voir avec un garde-temps d’une autre maison… Si on cherche alors à expliquer la disparition d’un tel service, il faut se mettre à la place du client. En amenant votre garde-temps à réviser, votre marque favorite vous propose de repartir avec un modèle qui ne figure pas au catalogue et qui n’est pas à vendre : après une telle proposition, qui n’abandonnerait pas sa montre au SAV pour garder une pièce aussi rare ? Avec le temps, on constate que pratiquement tous les clients ont pensé de cette façon, ce qui n’est pas sans conséquence pour les marques concernées : l’opération s’avère être une catastrophe financière car les pièces prêtées, souvent équipées des mêmes calibres et au même niveau de finitions que les montres du catalogue, ne revenaient pratiquement jamais. 

Années 50 : Patek Philippe et les premières montres de courtoisie 

C’est en plein milieu des années 1950 que le concept de montre de courtoisie naît chez Patek Philippe. Le modèle prêté au client est la référence 1544, une montre en acier de forme rectangulaire avec des cornes de même forme dont les angles intérieurs sont arrondis. Les aiguilles de la montre sont en or blanc et elle est équipée d’un calibre manuel (9-90) qui n’a rien à envier aux calibres du catalogue. Pour simplifier l’identification de ces montres ainsi que les formalités administratives, le fond de boîte est gravé d’un numéro sous lequel la montre est enregistrée dans le salon Patek où elle est prêtée. Ce type de pièce est extrêmement rare : moins de 20 exemplaires seraient sortis de la manufacture Patek Philippe. Christies a vendu un exemplaire similaire à celui en photo pour 47 500$ en 2021. 

Crédit photo : Christie’s

Années 60 : Démocratisation de la montre de SAV avec LIP

C’est durant la décennie suivante que le service s’étend à des marques touchant un public plus large. Dans les années 60, tout homme qui se respecte un minimum porte une montre et exige la marque LIP sur son cadran ! 🙂 Il n’est donc pas convenable de ne pas porter sa LIP le temps  des réparations : on prête alors au client une « montre SAV » avec l’inscription « APRES-VENTE : votre horloger vous prête l’heure » sur le cadran. En plus de jouer son rôle de montre SAV, la LIP Après-Vente a une autre fonction : faire découvrir aux clients de LIP autre chose que la montre mécanique. À l’heure où le quartz et les mouvements électromécaniques commencent à faire apparition dans les catalogues horlogers, il s’agit de convaincre les clients d’acheter ces modèles. Aller faire réviser sa montre chez LIP était donc l’occasion de découvrir les dernières innovations en matière d’horlogerie, et de pouvoir les tester au quotidien. Certains clients, conquis par le modèle Après-Vente, n’ont pas hésité à abandonner leur garde-temps mécanique à Besançon pour garder la montre confiée.

Crédit : Joseph Bonnie

Années 80-90 : Bulgari et Hublot s’y mettent 

Jusqu’à présent, les montres proposées en prêt étaient comparables aux modèles du catalogue : même niveau de finitions, même calibre… La LIP après-vente avait absolument tout d’une LIP, à une particularité près, ce qui la rendait très désirable auprès des collectionneurs. Que se passerait-il alors si les montres prêtées étaient en plastique ? Dans les années 80, Bulgari expérimente ce type de « montre service » et propose une montre en plastique noir, animé par un mouvement à quartz. La pièce porte l’inscription « service watch » sur le cadran et il est gravé sur la lunette « BVLGARI BVLGARI ». Cette montre de courtoisie, au design plutôt apprécié, a inspiré la collection « City limited edition » : sortie en 1993, elle existe toujours aujourd’hui. L’inscription « BVLGARI BVLGARI » est simplement remplacée par « BVLGARI ROMA » ou encore « BVLGARI PARIS »… Je n’ai pas trouvé de photos de cette pièce.

Hublot proposera également pendant les années 90 une montre de service en acier. La pièce porte l’inscription « SERVICE » sur le cadran à 6h, possède un bracelet en cuir et est animée par un mouvement à quartz Miyota. Cette pièce est trouvable sur le marché de la seconde main plus simplement que les pièces évoquées précédemment. Bien sûr, ce type de pièce est plutôt rare sur le marché de l’occasion… Compter à peu près 1000€ pour un modèle en bon état. 

Crédit : Le Vintager

Les (vraies) premières montres en acier d’A.Lange&Sohne : Mais où est passé le lot 115 ? 

On croyait pendant longtemps à une légende, mais la célèbre maison de Glashütte a bien proposé une montre de prêt à ses clients vers la fin des années 90. Cette fois-ci, pas de montres de moindre qualité comme chez Hublot : la maison allemande reste fidèle aux standards très élevés de sa manufacture. Seule différence avec les modèles de série : le boîtier de la montre est en acier. C’est une première pour Lange&Söhne qui, avant la récente apparition de la collection Odysseus, n’utilisait que de l’or ou du platine pour confectionner les carrures de leurs gardes-temps. 

Le modèle de service est une 1815 avec un cadran noir et index blancs, déclinaison indisponible au catalogue de l’époque. Le mouvement se dévoile derrière un fond saphir et on peut y lire l’inscription « SERVICE ». Sur la boîte est également gravé « Property of Lange Eigentum Firma Lange Uhren GmbH ».

 

Un exemplaire de cette montre de service est réapparue en 2019 dans une vente aux enchères à Dubaï organisée par Sotheby’s. La pièce était estimée entre 30 000$ et 50 000$ (je m’appuie ici sur les informations d’un article émanant de Watches By SJX), mais a finalement été retirée de la vente : mais où est donc passé le lot 115 ? 

Crédit : Sotheby’s

Hublot revient à la charge avec une montre Atelier (2013)

Alors que la plupart des maisons horlogères arrêtent de proposer des montres de service pour les raisons expliquées en introduction, Hublot dévoile en 2013 une montre Atelier qui succède à la Hublot Service. Cette seconde montre de courtoisie est une déclinaison du modèle Big Bang, best-seller de la marque. La pièce est animée d’un mouvement à quartz, est montée sur un bracelet en caoutchouc et l’inscription « Not for sale » figure sur le cadran. Plutôt provoquant, non ? C’est sûrement ce qui explique l’engouement des collectionneurs pour une telle pièce. À l’heure actuelle, des Hublot Atelier sont encore prêtées pour des SAV mais de manière exceptionnelle à des clients triés sur le volet. La pièce est très rare sur le marché de la seconde main, son prix est sensiblement plus élevé que celui des Hublot Service (compter à peu près 4000€)

Crédit : Hublot

Bamford et Wempe ne revoient plus leurs montres de prêt

Le Bamford Watch Department, une des références en terme de personnalisation de montres, a également proposé des montres de courtoisie vers 2017. 97 pièces sont sorties, aucune n’est revenue. Wempe offrait une montre de courtoisie à ses clients. Deux modèles étaient disponibles : un pour femme et un pour homme. Ils sont tous les deux animés par un mouvement à quartz.

Et maintenant ? 

Aujourd’hui, le service de montre de courtoisie a pratiquement disparu. Au vu du succès de certaines d’entre-elles, des marques comme LIP ou Bamford proposent des modèles qui dérivent de ces montres de prêt dans leur catalogue actuel. 

Fin 2022, Lip ressort son modèle « après-vente » dans la collection Himalaya. La montre possède le même cadran que son ancêtre, logé dans un boîtier d’Himalaya de 35mm de diamètre. Elle est bien sûr animée d’un mouvement à quartz, ce qui est cohérent avec l’histoire du modèle. 

La collection Mayfair chez Bamford est directement inspirée des modèles prêtés par les ateliers du BWD (Bamford Watch Department).